Maurice HENRION : Mon Ami Constant Detré
“La Vie Parisienne” magazine mensuel artistique et littéraire fondé en 1863, 104è année, n°205, publications Georges Ventillard, janvier 1968.
( Cliquez sur les vignettes pour agrandir )
“Je rencontrai Constant Detré en 1930 sitôt après le suicide de Pascin. Il pleurait tout en parlant, complètement hors de lui. Il n’était pourtant pas d’une nature expensive. Les gens, me dit-il, ne savent pas quel grand bonhomme on a perdu ! J’aimais bien Kinpass !
Il m’apprit ainsi que Pascin était Bulgare, qu’en inversant les syllables de son nom il en avait fait “Paskin”, que ses amis écrivaient “Pascin” que les autres prononçaient comme ils voulaient. Il me dit aussi :
-Il m’a aidé , Kinpass ! Ça? C’était un chic type ! On trouvait toujours à dormir et à manger chez lui.
Il vénérait ce grand peintre généreux, son aîné de six ans, qui venait de se donner la mort en pleine gloire .
-J’ai trois dessins de lui. Je ne les vendrai jamais !
Il me les montra : des femmes nues, la figure fine mais assez large, dessinées comme si l’observateur était juché sur un escabeau. Je lui fis remarquer que les jambes me semblaient un peu coniques. Il s’emporta :
-C’est rien ça ! C’est la femme chic...de Paris ! Personne n’a trouvé mieux que lui !
Il me raconta alors que Pascin avait été élevé dans un grand “bobinard”, qu’il était choyé par les femmes quand il était gosse et qu’il les avait dessinées dans toutes les positions.
-Un peu comme Toulouse-Lautrec, avais-je dit, pour lui montrer que j’étais connaisseur. Ses yeux s’étaient écarquillés sous ses grosses lunettes de myope.
-Ah ! Lautrec ! … Petit nabot, mais bonhomme formidable !...Moi aussi je voudrais être né dans un claque ! Ou bien y aller, trois ou quatre fois par semaine...Seulement, je n’ai pas assez d’argent.
Constant Detré vivait, en effet, très misérablement. Il m’expliqua :
un bon estomac : du pain et du thé, cela suffit bien...Seulement il y a les cigarettes !
Quelques mois plus tard, je m’offris à lui acheter, au prix qu’il voudrait, un des dessins de Pascin. Il les avaient déjà vendus, tous les trois.
Il tira alors de sa serviette un grand cahier de croquis féminins, très poussés et rehaussés de pastel. Est-ce à cause de la sympathie que Constant m’inspirait ? Je les trouvai plus attirants, plus accessibles que ceux de Pascin. Question de goût, bien sûr. Ils étaient manifestement mieux équilibrés; le corps féminin y parlait tout entier. D’ailleurs, c’étaient des érotiques. J’eus le courage de ne pas lui demander de m’en vendre un… car, comme je le connaissais, il aurait voulu me le donner. Nous nous comprîmes. C’est depuis ce jour de 1930 que nous devîmes les meilleurs amis du monde.
Constant Detré, à l’époque, était très mal logé, à Montparnasse. Il eu toujours à coeur d’anticiper sur mon désir de le voir. Chaque fois qu’il avait fait une belle “collection”, il arrivait chez moi avec un grand carton. Je fus des premiers à admirer ses âpres dessins de la Misère, des Marchands de Canons, des Marchandes de Fleurs, faméliques fillettes qui n’inspiraient que de la pitié, des Curés aussi, collection à quoi nul n’a touché jusqu’à present. Autant de dessins prodigieux, mais où la femme n’apparaissait que dans un halo.
C’est à ce moment que nous fîmes ensemble une pièce d’ombres, l’Amphore Noire, traduite de Béla Balàsz, poète hongrois qui donna au musicien Béla Bartok l’argument de Barbe Bleue et du Mandarin Merveilleux.
Constant Detré découpa, en bois, une quarantaine de grandes maquettes, conservées depuis dans une grande caisse. Nous donnâmes de l’Amphore Noire deux seules representations, dont une à la Maison Hongroise, en même temps qu’une pièce de marionettes de Blattner, qui vient de mourir, et des Jeux de Plumes d’une adorable fantaisie de Kolosvary (8) . puis nous écrivîmes ensemble une “construction scénique” intitulée Production Humaine, nous y mîmes le meilleur de nous mêmes. Après quoi, nous oubliâmes de le faire lire. Bien peu de femmes, comme on le voit, dans la production de Detré de cette époque.
Un jour enfin, il m’apporta un carton rempli des femmes les plus adorablement dévêtues. Il exultait, m’expliquant :
- J’ai refait la connaissance d’un riche banquier hongrois. Il vient à Paris une fois par mois et il nous paie une bonne sortie, à moi et à quelques copains.
- Une bonne sortie ?
- Oui… Le diner, le théâtre et les filles, tout en une fois.
Le théatre était souvent le music-hall, voire le cirque. Ils passaient faire un tour dans les coulisses. C’est là que Constant emmagasinait ses visions. Prenait-il des croquis ? A peine. Très sommaires, quelques traits qui n’avaient de significations que pour lui. Des signes...ou même des chiffres.J ’ai
Cette Danseuse en tutu bleu qui arrange sa sandale, elle est née d’un hiéroglyphe tracé dans un coin de carnet de Constant, à moins que ce ne soit d’une vision cristallisée dans sa mémoire. Et voyez! Ce bonhomme curieux à lunettes, au nez fureteur...C’est lui ! Constant Detré, myope impénitent qui voulait tout voir de près.
“Le lever de Rideau” semble être issu d’un petit théâtre parisien d’allure libre, un gaity ou un cabaret à “tableaux vivants”, comme il en florissait entre les deux guerres. Quand il l’a vu, un de mes amis s’est écrié : “ mais , c’est Maud Loty (9) .” Peut-être, mais en blond. Avec les femmes on n’est jamais sûr de rien…Avec Constant non plus, d’ailleurs : ses visions, ses croquis étaient interchangeable; j’ai retrouvé telle pose affriolante de petite femme dans le dessin d’une communiante qu’il offrit aux parents à l’occasion d’un bon diner.
Après le théâtre , où se rendaient les joyeux fêtard ?
Parfois au Sphinx ou au Chabanais (10), mais aussi dans des établissements moins célèbres et plus pittoresques. Populaires, assurément, et bien français si on en juge par la guirlande de drapeaux de papier surmontant le bar où les femmes dévêtues se mêlent à des gars bien de chez nous. Observez les personnages de cette Rencontre (11) , si magnifiquement centré , L’axe dorsal d’une pensionnaire passe par le centre du verre à boire, on ne peut pas faire ça par hasard. Une “gazeuse” à peine malicieuse s’approche de la table d’où la considère un homme assis, ne se tenant pas trop bien. C’est encore Constant, qui fait son métier de voyeur. Et cette femme assise, plantureuse et grassouillette? C’est une des multiples représentations de Madame Suzy. Constant appelait ainsi toutes les aimables tenancières de la région parisienne.
J’ai connu ce pastel deux fois plus large. A coté de la patronne était assise une jeune pensionnaire pensive, un peu triste. Trop, au goût de Constant qui la déchira avec une rage satanique. Je parvins de justesse à sauver Madame Suzy.
Il travaillait vite, comme par explosion. Il se lançait sur le papier et retraçait directement au pastel sa vision intérieure; j’ai compris, en le voyant travailler de la sorte, que c’était ça, l’inspiration du peintre. Si le pastel, une fois terminé, restait longtemps piqué au mur, c’était mauvais signe. Il le regardait trop et se dégoûtait de lui !
un matin, on le trouvait en morceaux dans la corbeille à papiers.
Constant était un inquiet, un insatisfait.
On m’a souvent pose la question : “ Ce gaillard qui a si délicieusemenyt peint la femme, il devait joliment l’aimer ?”
Sans doute. Mais pas comme on serait tenté de la croire.
Il avait trouvé à se loger chez une dame très bien, aimant les arts, possédant un assez grand appartement et une toute jeune fille.
Il tomba follement amoureux de celle-ci. Elle s’appelait Claire Carnat. C’était une Parisienne née, vive, spirituelle, peintre par surcroît et modéliste de grand talent. Il n’eut de cesse qu’il ne l’eût épousée. Il avait plus de vingt ans qu’elle. Il me disait un jour :
- Quand on me voit, Claire et moi, je veux qu’on rigole !
- Qu’on rigole ?
-Oui...de moi ! Je veux qu’on dise : “Cette toute jeune fille qui a épousé ce vieux-là !”
Il exagérait : Constant n’a jamais vieilli. Il a conserve toute sa vie son corps mince de St Sébastien, sa souplesse féline, sa figure inquiéte aussi, avec ses yeux inquisiteurs de myope et ses lèvres gourmandes.
Il disait de Claire : “ C’est mon “gardangien”. Nous comprenions qu’il voulait dire “ ange gardien” ; mais Claire, qui était très fine, trouvait que c’était mieux comme il avait trouvé.
Moi, son ami, je puis l’affirmer : ce peintre de la femme, ce libidineux sensuel, je ne l’ai jamais connu que follement amoureux de son épouse, la petite Claire Carnat, son “gardangien”, qui ne lui survécut guère.
Maurice HENRION , op.cit.
Notes :
(8) Il s’agit de KOLOSVARY Sigismond (1899-1963) selon M.Henrion, dans les années trente :
“Detré, Kolosvary,Blattner et le Dr Spitzer étaient les meilleurs amis du monde” . Kolosvary continua à produire et selon une source de l’époque, aurait vendu des toiles à la Foire de Paris en 1958, plus cotées que celles d’Yves Brayer.
(9) Plus célèbre que Kiki de Montparnasse d’après Guy Breton ( Histoires.... de l’Histoire de France– 2002 )
(10) Autre Claque de Montmartre où Le Prince de Galles, Albert Edouard loua une suite un moment.
(11) L’article est accompagné entre autres de deux illustrations de pastels de C. Detré en couleurs ( voir vignettes ci-dessus )